Quand il appelait, il avait cette voix douce et acide à la fois, empreinte de complicité… et en même temps le ton d’un renard en train de mijoter un coup pendable.

Il faisait des simagrées dans son discours qui nous faisaient marrer, et nous méfier aussi, car elles étaient autant de masques qui, avec l’ironie et l’humour, témoignaient de l’habileté de l’homme à ne pas se montrer et à dresser des traquenards. De la pudeur, peut-être… Une timidité poncée par des années passées à négocier ? Et de la crapulerie, je n’en démords pas, une roublardise que j’ai eu le loisir de trouver sympathique, mais que d’autres ont dû jadis apprécier beaucoup moins… :)

Je suis mal placé pour lui rendre hommage ou en peindre le portrait ; je ne connaissais pas Duvic depuis longtemps. C’est surtout il y a quoi, trois ans ? à son départ de Pocket et son arrivée au Livre de poche que nous nous sommes liés, on aurait dit qu’il avait envie de nouveaux copains et de nouveaux partenaires d’affaires. Ce n’est pas certainement pas tout. Je ne sais pas trop, en fait. C’est parfois pas très clair, ça, pourquoi on a tout d’un coup des choses à se dire…

Bragelonne, j’ai remarqué, c’est souvent un repaire, un abri pour des gens un peu fatigués, dans le creux de la vague, qui ont un coup dur, qui ont besoin de marquer une étape, comme lors d’une longue marche, boire un café, bavarder de boulot ou pas, de livres ou pas. C’est pas mal dû à Névant, je crois, il les accueille, il s’entend bien avec ces gens-là, dans ces moments-là. Alors voilà, et pas seulement les éclopés, juste ceux qui font une pause dans leur cheminement, ils passent de temps en temps, comme des voyageurs revenus de loin et y reprenant la canne pour repartir, les Lehman, Pelot, Duvic…

Duvic venait pour parler boulot, pour picoler, pour réfléchir, ricaner pas mal c’est vrai ; et j’aimais beaucoup ça, réfléchir avec lui. Il venait prendre plus d’infos qu’il n’en donnait, bien sûr, on n’apprend pas à un vieux singe... mais c’était le deal, et je l’acceptais. En même temps c’était super flatteur qu’un briscard comme lui vienne nous demander notre avis sur le montage d’une collec de Fantasy en poche. Comme s’il avait besoin de notre avis…

« Oui, bon, heuuuuuuuu…. »

Cependant il y avait autre chose qui s’exprimait, là. Quand on échangeait sur l’horreur, au sujet de la nouvelle collection L’Ombre de Bragelonne, il disait souvent : « ah ben moi, je savais y a dix ans, maintenant je sais pas si c’est toujours vrai… » De la part du mec qui a eu le pif de publier Buffy quand la distribution de Flammarion, son concurrent, haussait les épaules avec dédain, et dont les ventes explosives ont sauvé le Fleuve noir, no comment. :)

Pourtant, Patrice était fatigué. Plus envie de se battre, « de se faire chier avec tous ces cons », comprenez : la grosse machine des groupes, les marketeux, les commerciaux, tous ces gens qui vous mettent des bâtons dans les roues quand vous proposez un projet et s’enorgueillissent de son succès faute d’avoir réussi à l’enterrer…
Je crois qu’il avait fait tout ce qu’il avait à faire en tant qu’éditeur. Et qu’il aurait mieux fait de poser les armes et de se remettre à écrire. Mais comment parler de retraite à un animal pareil ?

C’était un drôle de type, et un type drôle. Son ironie permanente, critique, désinvolte, était ravageuse. Il y a quelques mois, on quittait Bragelonne ensemble en métro (on habitait dans le même coin), devant regagner nos pénates… et envisageant d’aller plutôt boire un coup, « parce que, bon, heuuuuu… tu vois, heuuuuu… » et il me racontait qu’il ne se sentait pas bien au Livre de poche, que les gens ne le comprenaient pas. Ah ben oui, Patrice, c’était une sorte de faune socratique, qui m’aime me suive, va comprendre Charles. Il fallait le capter à demi-mot, tenter des pistes, déplacer des pions, piger les allusions, et en réponse aux questions on n’avait souvent qu’un grand sourire velu. Et dans un truc comme le Livre de poche, on avait autre chose à foutre qu’à essayer de saisir les oracles d’un silène comme lui.

« Allez, bises ! »

Sa disparition m’a beaucoup plus affecté que je ne l’avais imaginé, j’avoue. Sans doute parce qu’on pouvait s’y attendre depuis un petit moment. Mais aussi parce que je n’avais pas d’affection particulière pour lui. Il m’intriguait. Je me méfiais. Et comme tout le monde me disait que j’avais raison de me méfier… il en devenait d’autant plus intriguant !
Quand il est mort, j’ai pensé : « putain, on commençait tout juste à devenir amis. » Un peu comme quand mon père est mort, j’ai dit : « je ne sais pas d’où je viens ». L’évidence brutale d’un dialogue rompu pour toujours. On n’en saura pas plus.
La disparition de Patrice m’a poussé à réfléchir à ce que laisse un éditeur. Peut-on parler d’œuvre ? Je sais remarquer que lorsqu’un lecteur parle de ses livres préférés, il y a souvent un éditeur qui se dessine derrière, qu’une passerelle s’établit ainsi entre les choix d’un éditeur et les choix d’un lecteur. L’un a aimé ce que l’autre aime à son tour. C’est beau de pouvoir dire à quelqu’un qui confesse son amour pour Anne Rice, Jonathan Carroll, Peter Straub, Thomas Harris, Graham Masterton ou Graham Joyce par exemple, qu’il peut les lire parce qu’il y a un mec qui les a publiés et s’est parfois battu pour ça, en l’occurrence pour cette liste, Duvic. L’horreur en France ces 30 dernières années, c’est lui. Ainsi que mille autres choses, de Philip K. Dick à Dragonlance.
C’est ainsi que le travail d’un éditeur trace un sillon dans l’existence de dizaines de milliers de personnes. Mais pour s’en rendre compte il faut être éditeur soi-même ou du moins travailler dans l’édition. Duvic ne la ramenait pas. Enfin pas trop. En tout cas infiniment moins qu’il aurait pu au regard de son parcours et de son palmarès. Et je n’évoque là que l’éditeur. Duvic était scénariste, réalisateur, intervieweur, anthologiste, traducteur, écrivain…
Il était l’un de nos aînés, et nous l’aimions comme tel. Alain et moi gardons sans cesse à l’esprit ce que nous devons aux grands éditeurs qui nous ont accueillis, aidés, conseillés… qui ont aussi tenté de nous arnaquer, forcément ! A la fête de mes 10 ans d’éditeur, y avait Goimard et Duvic. Je ne peux pas vous dire combien ça m’a touché.
Duvic était de tous ceux-là sans doute le seul avec qui on pouvait pleinement partager le dogme absolu, l’ultime commandement : « au moins, on s’est bien marré ».
A sa mort, j’ai balancé un mail à nos contacts anglo-saxons habituels ; j’ai reçu en retour plein de mails de gens à qui je n’avais pas écrit : des grands écrivains comme Christopher Priest, Robert Holdstock, des éditeurs mythiques comme John Jarrold. Et que me disaient ces gens, en substance : oui c’était un grand éditeur, un grand amoureux de l’imaginaire, mais surtout, avec Duvic, on en a bu des coups, on en a passé des bons moments !

La dernière fois qu’il est passé au bureau, je lui ai demandé d’écrire ses mémoires ou qu’on fasse des interviews. Il a éclaté de son rire rauque et toussant, m’a regardé par-dessus ses lunettes (j’ai eu l’impression d’être un mioche avec un cartable sur le dos) et m’a répondu, les yeux pétillants : «pourquoi faire ? je suis juste un vieux con.»
Enfoiré. Tout pour ne pas en devenir un, hein, de vieux con ?

Tu me manques.
Stéphane

 Photo (c) Pat Cadigan
photo (c) Pat Cadigan

 

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