Ceci est la traduction d’un entretien entre Andrzej Sapkowski et Joe Abercrombie qui a été publié en deux parties par Scifinow.uk et que vous pouvez consulter en V. O. par ici : Partie 1 | Partie 2

 

Joe Abercrombie, l’auteur de Servir Froid et plus récemment d’Un Soupçon de Haine (que vous pouvez découvrir ICI) a pu poser quelques questions à Andrzej Sapkowski à propos de la récente traduction de sa nouvelle série La Trilogie Hussite, et sur ses sentiments quant aux différentes adaptations du Sorceleur en jeux vidéo ou en série. Dans la deuxième partie, les rôles se renversent et c’est Sapkowski qui pose ses questions à Joe Abercrombie, sur son écriture, et sur sa nouvelle série L’Âge de la Folie (que vous pouvez trouver par ICI).

 

Joe Abercrombie : La période historique des Guerres Hussites est plutôt méconnue à l’Ouest (Europe de l’ouest et Amérique du Nord) - Qu’est-ce qui t’as fait choisir cette époque comme toile de fond de ton roman et y avait-il une différence à écrire une histoire dans le monde réel plutôt que dans un monde inventé ? 

 

Andrzej Sapkowski : Les habitants de ma région de l’Europe ne connaissent pas bien les Guerres Hussites non plus. Bien sûr, les Tchèques sont une exception à cet égard, puisque le mouvement Hussite est un épisode important de leur histoire. Est-ce que tu savais par exemple que durant la Bataille d’Angleterre, les aéroplanes de l’escadron Tchéquoslovaque de la Royal Air Force arboraient des fléaux d’armes - l’arme signature des Hussites -  peints sur leurs coques ? 

 

Mais pour revenir à la question - c’est précisément parce que les Guerres Hussites n’avaient pas été exploitées que cela m’a donné envie de prendre ce sujet à bras le corps. Qui plus est, j’ai choisi cette période parce qu’elle me semblait chaotique et complexe. Et fascinante du même coup, parce qu’elle préparait le terrain au sort futur de l’Europe. L’”hérésie” Tchèque a été la seule - avant Martin Luther - à ne pas être écrasée par Rome. Sans Jan Hus, il n’y aurait pas eu de Luther. La devise sola scriptura (“seule la Bible est infaillible”) qu’a professée Luther vient directement des Hussites. Et sans Luther, la Réforme n’aurait pas eu lieu. Si la Réforme n’avait pas eu lieu, il n’y aurait pas eu de révolution industrielle.  Nous vivrions encore dans des huttes de paille et de torchis, en priant. 

 

JA : Je suis toujours intimidé à l’idée d’ancrer mes histoires dans le monde réel, et la responsabilité que cela représente de ne pas se rater et de bien le représenter. Les pages de ce livre (La Tour des Fous) débordent d’authenticité, à la manière des meilleures fictions historiques - les détails de vie, les errances de l’Eglise Catholique, les incises en latin - mais aussi elles montrent la tournure d’esprit si étrangère (pour nous) des personnes de cette époque. 

 

Est-ce que tu baignes toi-même dans ces références ou est-ce que tu as dû entreprendre de grosses recherches (ou est-ce que tu es juste bon pour inventer des choses…) ?

 

AS : J’avais la cinquantaine quand j’ai commencé à écrire La Tour des Fous, donc je n’étais déjà plus tout jeune. J’avais une bonne éducation, des expériences de vie et j’avais lu beaucoup de livres, dont une grande partie d’entre eux ayant pour sujet l’histoire médiévale. Mais même avec ça, j’ai dû consacrer beaucoup d’efforts à chercher et à rassembler le matériel pour écrire. Il n’y en avait d’ailleurs pas tellement et il n’était pas facile de mettre la main dessus. 

 

J’ai reçu énormément d’aide de la part de Jiří Pilch, mon éditeur Tchèque et de Standa Komárek mon traducteur Tchèque. Et d’une façon ou d’une autre, je m’en suis sorti et les livres se sont écrits, mais j’ai quand même dû essuyer les remarques d’historiens dédaigneux qui répétaient : “non, ce n’était pas comme cela, Sapkowski est dans le faux, il y a des inexactitudes historiques”, “il exagère là”, “il a sous-estimé le rôle de…”, etc. Ils ne pouvaient tout simplement pas accepter mon droit à la licence poétique. C’est peut-être la pire des choses quand on écrit dans le monde réel. Il y a toujours un petit fûté qui trouve à redire. Ils ne pouvaient pas faire ça pour la série de romans Le Sorceleur.

 

JA : Reynevan est un personnage atypique pour un héros de fantasy - moins un guerrier flamboyant avec une grande quête qu’un romantique égocentrique, prône à l’accident, et destiné à croiser chemin avec des figures puissantes et marquantes. Il me rappelle d’une certaine façon Cugel l’astucieux, le personnage de Jack Vance qui suit son flair et laisse dans son sillage une traînée de destruction. 

 

Pourquoi t’es-tu arrêté sur cet archétype de personnage principal ? Ou bien a-t-il pris forme au fur et à mesure de l'écriture ? 

 

AS : Comme tu le sais, après 20 ans, je peux voir des ressemblances entre Reynevan et ton 

Leo dan Brock (personnage de Joe Abercrombie qui apparaît dans Un soupçon de haine), toutes proportions gardées (en français dans le texte).

 

Quand j’étais en train de concevoir Reynevan, j’avais à l’esprit quelqu’un sorti du moule des anti-héros, quelqu’un qui serait en dehors des clichés de la fantasy, c’est pour cela qu’il n’est pas un héros puissant dans la veine de Conan, Lancelot ou Aragorn. Simplement : j’ai pensé à créer un personnage que je n’avais jamais - ou très rarement - vu faire une apparition en fantasy jusqu’alors. Quelqu’un comme Cugel l’astucieux mais en quand même moins astucieux. Peut-être même à un certain niveau, quelqu’un comme le naïf Perceval. 

 

Le contrepoint de ce simplet de Reynevan est Scharley - un picaro typique du roman picaresque. Les deux personnages - j’insiste - ne sont là que pour servir l’intrigue.  



JA : Le sentiment de révolte social, de rage en ébullition et d’un monde sans dessus dessous dans La Tour des Fous semble tellement d’actualité, c’est pourquoi j’ai été surpris d’apprendre que tu avais écrit cette série il y a presque vingt ans, et elle n’est traduite que maintenant. Est-ce que c’est étrange de voir son travail toucher un nouveau public aujourd’hui, si longtemps après son écriture ? Est-ce que ton sentiment sur cette série a changé ?

 

AS : On dirait que j’ai soit des dons prophétiques ou bien que ce satané monde ne change que très peu. Notre monde est comme un acteur pourri - il joue toujours le même rôle sempiternellement; il ne change que de costumes. La Tour des Fous est sorti il y a dix-huit ans, en 2002. Puis Les Guerriers de Dieu en 2004 et Lux Perpetua en 2006. 

 

J’ai attendu longtemps - avec beaucoup d’impatience, je dois dire - la traduction en anglais. Parce qu'avec elle, les livres vont avoir une nouvelle vie, et gagner de nouveaux lecteurs. C’est bien et c’est très plaisant. Le proverbe latin a tout à fait raison de dire : habent sua fata libelli, “les livres ont leurs propres destinées”. On dirait que les auteurs aussi ont leurs propres destinées.

 

JA: Une question que tu n’en peux peut-être plus d’entendre, mais comme beaucoup de personnes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ont découvert ton travail au travers des jeux vidéo The Witcher, et maintenant avec la série Netflix... Est-ce que c’est un plaisir de tous les jours de voir ses idées prendre vie dans ces autres médiums ? Ou est-ce que pour toi c’est comme si on les mettait à mort ? 

 

AS : Tout cela et en même temps rien de cela. Chaque proposition et chaque offre pour une adaptation potentielle dans un nouveau médium est très excitante au début : merveilleux, ils sont intéressés, bien, ils m’apprécient, mon travail doit être bon s’ils sont intéressés, cool, je vais me faire un peu d’argent avec ça, peut-être que je pourrai acheter une nouvelle voiture… Mais souvent, une pensée suit toujours : pourquoi s’embêter à faire ça ? 

 

Maintenant, si ça ne te dérange pas, c’est mon tour de te poser quelques questions. C’est moi qu’on interroge d’habitude et je ne peux que rarement poser des questions. Donc je suis un peu du côté du novice et je risque de m’écarter du chemin. D’avance, je t’en demande pardon…

 

AS : Google me dit que ton premier livre, Premier Sang, a été publié quand tu avais 32 ans. Quelle est l’histoire derrière cela ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir un auteur de fantasy ? Une muse volante, ou quelque chose d’autre ? 

 

JA : J’aurais vraiment aimé que cela soit une muse volante, alors peut-être qu’elle m'aurait visité une nouvelle fois en m’amenant de bonnes idées… j’aimerais pouvoir dire que ça faisait partie d’un plan élaboré mais en réalité je me suis retrouvé avec du temps sur les mains. Je travaillais en tant que monteur TV freelance à l’époque de mes vingt ans, donc même quand mon année était chargée, j’avais tout même du temps libre entre mes boulots, et j’ai commencé à sentir que j’avais besoin de faire quelque chose de plus important que de juste jouer aux jeux vidéo. J’ai fait beaucoup de parties de jeu de rôle, et j’ai lu beaucoup de fantasy quand j’étais enfant, donc j’avais dans le fond de mon esprit des idées de mondes fantasy et de personnages qui arrivaient doucement à maturation. 

 

Autour de l’an 2000 à peu près, j’ai finalement commencé à écrire et assez rapidement j’ai été fasciné par le processus en lui-même. Je suis devenu obsédé par la technique : par l'expérimentation, la révision et la réécriture. Donc ça m’a pris trois ou quatre ans pour écrire Premier Sang puis une année à peu près pour trouver un éditeur, et ensuite un an ou deux avant que le livre ne paraisse. Ce qui m'amenait à 32 ans j’imagine, même si ce n'est que quelques années plus tard que j’ai commencé à devenir quelque chose qui se rapproche de l’auteur à plein temps. Ça me fait toujours un peu bizarre de me décrire de cette manière…

 

AS: Quand on lui demandait quels étaient ses projets d’écriture, un auteur de fantasy renommé avait l’habitude de répondre que son prochain livre aurait pour sujet les bateaux à vapeur. C’était, bien sûr, une stratégie de désinformation bien huilée pour tromper la concurrence qui est toujours prête à voler les idées. Donc je ne serai pas offensé si ta réponse à la prochaine question est similaire. 

 

Connaissant ton grand amour pour les trilogies (La Première Loi, La Mer Éclatée) L'Âge de la folie va aussi avoir trois volumes. Les Internets disent que le troisième et dernier volume sera appelé The Wisdom of Crowds (traduction littérale : La sagesse des foules) et qu’il sortira en anglais en 2021. Est-ce que c’est vrai ? Et à quoi peuvent s’attendre les lecteurs ? 

 

JA: Tu blagues à propos de bateaux à vapeur mais l’idée de base pour cette dernière trilogie c’est d’amener un monde de fantasy dans sa révolution industrielle. Le début de l’âge industriel, j'imagine, donc peut-être que je devrais dire que ça portera sur la roue à eau plutôt que sur les bateaux à vapeur. Cela et l’argent, et les inventions, et la révolte sociale, et la rébellion, la révolution, l’amour, la guerre, l’avarice, la rivalité et tout ce qui nous rend humain.

 

Le dernier volume sortira bien en 2021 et il sera bien intitulé The Wisdom of the Crowds, ce qui donne quand même quelques indices sur ce que l’on peut attendre. Ce tome nous entraîne d’une révolution industrielle vers une révolution politique, inspirée en partie par les exemples français et russe, mais aussi j’imagine, par l’étrange période que vit le monde politique d’aujourd’hui. Mais je pense que je suis un écrivain qui se focalise principalement sur ses personnages plutôt que sur le contexte, donc comme la plupart de mes livres on trouvera surtout une palette de personnages saisissants et fascinants qui luttent avec leurs meilleurs instincts et contre leurs plus mauvais pour trouver en eux s’ils sont les héros ou les méchants de leur propre histoire. Ou quelque chose dans cette veine. En tout cas, le nombre de morts promet d'être élevé. J’essaye toujours de terminer mes séries, pas forcément dans une explosion ou un gémissement, mais avec plusieurs des deux… 

 

AS : parmi les nombreuses femmes guerrières qui ont fleuri en fantasy, Monzcarro “Monza” Murcatto est très proche d’être la plus convaincante et la mieux écrite. J’adorerai lire de nouvelles histoires avec elle comme personnage principal. Je sais qu’elle est désormais Grande Duchesse, et alors… Des précédents littéraires existent - les plus gros problèmes du Roi Arthur sont survenus après son couronnement. Alors ? Est-ce que tu prépares quelque chose ? Ou est-ce que tu vas me parler de bateaux à vapeur ?

 

JA : Tu sais,  ma philosophie - probablement stupide et complètement auto-déstructrice - a généralement été d’essayer d’abandonner mes anciens personnages pour de nouveaux. Les lecteurs pensent souvent qu’ils veulent plus de cette chose qu’il ont appréciée la fois précédente, mais je pense au contraire que quand ils ont ce qu’ils veulent ils sont rapidement ennuyés - et en tant qu’écrivain, il est nécessaire de se remettre en question pour tenter, même de façon minime de se renouveler. Dans le cas contraire, il y a le danger de se laisser aller dans ses habitudes et de devenir un pastiche de soi-même. Les lecteurs n'expriment pas forcément leur colère mais ils peuvent tout aussi bien s’en aller sans bruit vers des écrivains plus excitants.  

 

J’aime continuer d’écrire dans un monde alors qu’il change et se développe, partiellement en réponse aux personnages et aux événement qu’on a découverts précédemment, et certainement, cela signifie que d’anciens personnages peuvent surgir ou continuent de jeter une grande ombre en arrière-plan, mais je préfère me concentrer sur de nouveaux visages. J’aime un monde qui, comme le nôtre, est en flux constant et en bouleversement continu. Ayant dit cela, je peux définitivement voir un roman dans lequel Monza est destituée et doit fuir déguisé en humble soutière d’un bateau à vapeur. De cette position, sa ride calculatrice éclairée par les fournaises dansantes, elle pourrait préparer sa vengeance. 

 

Interview traduite par Paul Herbert

 

- Un soupçon de Haine, le tome 1 de l’Âge de la Folie par Joe Abercrombie est disponible par ICI

- La Tour des Fous, le tome 1 de La Trilogie Hussite d’Andrzej Sapkowski par ICI

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